Contenant :
REMARQUES SUR L'ÉVOLUTION NATURELLE DU FRANÇAIS
DU NÉOLOGISME
DU FRANGLAIS
Mais, Monsieur, ne croyez pas que nous soyons réduits à l'extrême indigence que vous nous reprochez en tout. Vous faites un catalogue en deux colonnes de votre superflu et de notre pauvreté ; vous mettez d'un côté orgoglio, alterigia, superbia, et de l'autre orgueil tout seul. Cependant, Monsieur, nous avons orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire, gloriole, présomption, outrecuidance. Tous ces mots expriment des nuances différentes, de même que chez vous orgoglio, alterigia, superbia, ne sont pas toujours synonymes.
VOLTAIRE, lettre à Deodati de Tovazzi
REMARQUES SUR L'ÉVOLUTION NATURELLE DU FRANÇAIS
PREMIÈRE remarque : ce n'est pas la spontanéité d'une évolution qui la justifie, ni la rend souhaitable. On peut tout à fait admettre que la grammaire évolue, dont l'excellence a priori ne peut être prouvée, ainsi que le style. Mais on doit récuser des emplois abusifs de termes qui, plus qu'une volonté d'élargissement de la langue par extension de sens ou métaphore (ce qui est souhaitable), constituent une confusion de sens, un emploi inapproprié d'un terme pour un autre, ou d'un terme vague pour un terme plus précis : ce qui gêne la communication plutôt qu'il ne la facilite. Enfin, si par le passé la langue a spontanément évolué, cela a entraîné que, régulièrement, personne ne pouvait plus comprendre ce qui s'écrivait quelques siècles auparavant ; si donc on peut canaliser l'évolution naturelle de manière à apporter à la langue les enrichissements nécessaires sans la changer radicalement, l'on aura permis aux écrits modernes d'être lisibles par nos descendants.
Deuxième remarque : on entend couramment que la langue appartient exclusivement au peuple francophone, et que par conséquent chacun peut en faire ce que bon lui semble. Mais la langue appartient au peuple francophone, qui en est donc responsable. Si vous suivez la maxime suivante : « Tout le monde en France a le droit de créer des mots, de changer le sens des mots, à l'exception des enseignants et des écrivains » (maxime proposée et raillée par Étiemble), je vous avouerai alors que, l'appliquant, j'y entendais par droit ce qu'ordinairement on désigne par interdiction. Enfin, la langue appartient certes au peuple francophone, mais, s'agissant d'une propriété collective, qui sert à des échanges, elle ne peut pas être modifiée unilatéralement, sans concertation, par un des utilisateurs, de même qu'aucune propriété collective.
Troisième remarque : les dites « réformes » de l'orthographe, du français... sont certainement nécessaires, si bien menées. Une bonne part d'entre elles consiste à faire disparaître certains archaïsmes ou particularismes. Ceux-ci n'ont généralement guère de beauté intrinsèque, mais l'attachement sentimental que l'on y porte, qui tient à leur âge et à l'habitude, se camoufle sous un discours d'ordre esthétique ; or les générations ultérieures seront peu sensibles aux charmes de l'ancien pour l'ancien, mais reconnaissantes pour la logique d'une langue et son adéquation à la communication sans frein inutile. En contrepartie, la langue perdra en élitisme et en règles de l'art. Par ailleurs, il est indispensable que ces réformes soient cohérentes : supprimer une exception dans certains cas seulement, c'est ajouter une règle exceptionnelle.
Quatrième remarque : par symétrie avec la précédente, si par habitude la nouveauté nous paraît plus laide que l'ancien, c'est aussi l'habitude qui ous fait rejeter certains tours archaïsants comme dissonants. L'imparfait du subjonctif marque (marquait ?) une nuance de temps pertinente. Il est souvent perçu, par manque d'habitude, comme peu euphonique, cependant qu'ainsi que le note Grevisse, « fascinassions n'est pas moins harmonieux que fascination ».
Cinquième remarque : afin d'évoluer, la langue peut très bien puiser en elle-même un certain nombre de formes désuètes mais utiles. Un nombre immense de mots du lexique français sont laissés de côté, qui pourraient être repris et voir leur sens (parfois technique) étendu. Laissons parler Henri Estienne : « Ce nonobstant, posons le cas qu'elle [la langue française] se trouvât en avoir faute [de mots] en quelque endroit : avant que d'en venir là (je dis d'emprunter des langues modernes), pourquoi ne ferions-nous plutôt feuilleter nos romans et dérouiller force beaux mots tant simples que composés, qui ont pris rouille pour avoir été si longtemps hors d'usage ; non pas pour se servir de tous sans discrétion, mais de ceux pour le moins qui seraient le plus conformes au langage d'aujourd'hui. Mais il nous en prend comme aux mauvais ménagers, qui, pour avoir plus tôt fait, empruntent de leurs voisins ce qu'ils trouveraient chez eux s'ils voulaient prendre la peine de le chercher. Et encore faisons-nous bien pis quand nous laissons, sans savoir pourquoi, les mots qui sont de notre cru et que nous avons en main, pour nous servir de ceux que nous avons ramassés d'ailleurs. » (Henri II Estienne, Traité de la conformité du langage français avec le grec, I565).
LE NÉOLOGISME de forme consiste en la création d'un mot auparavant inconnu ; le néologisme de sens, en l'emploi d'un mot, d'un tour, dans un sens qui n'est habituellement pas le leur.
Le néologisme est souhaitable lorsqu'il sert à désigner une réalité nouvelle ou à affiner la description de réalités déja connues.
Un mot nouveau ne devrait pas remplacer un terme antérieur exactement synonyme (par ex. solutionner pour résoudre). Cette situation relève du pédantisme ou de l'ignorance. Par contre, un néologisme peut être nécessaire pour désigner une réalité plus spécialisée, auparavant couverte de manière large par un mot du lexique.
Dans tous les cas, le néologisme doit s'insérer dans la langue. En particulier, il doit respecter les règles phonétiques et orthographiques usuelles. C'est généralement le cas pour les termes empruntés au latin et au grec, qui prennent une terminaison et une prononciation française. C'était autrefois aussi le sort des mots venus de l'anglais (cf. ci-dessous).
(Voir aussi Des anglicismes bien gaulois pour des exemples de parcours complexes et enrichissants de mots entre français et anglais.)
PLUSIEURS raisons d'opposition au franglais sont : la crainte de l'envahissement culturel corollaire, la lutte contre le snobisme que l'emploi de termes anglais cache parfois, la constatation du caractère unilatéral de l'« échange », l'évitement des bouleversements de la structure de la langue (syntaxe, phonétique...), la volonté de garder contact avec la littérature classique, le souhait de voir la langue aussi bien entretenue que le patrimoine gastronomique ou architectural, ou simplement le purisme...
De manière générale, la condamnation de l'anglicisme ne traduit pas une haine envers la langue anglaise : les mots « anglais » du franglais sont la plupart du temps, soit pour des raisons de prononciation ou de sens, incompréhensibles à un anglophone et lui apparaissent comme une perversion de sa langue (tennisman se dit en anglais tennis player ; les exemples sont nombreux). Il s'agit simplement de ne pas mélanger des phonétiques et des syntaxes incompatibles. Dans l'une des langues, réaliser signifie « amener à la réalité » ; dans l'autre, to realize est entendu comme « amener à l'esprit »... Dans l'une, un mot comme ping-pong est tout à fait prononçable ; dans l'autre aussi, mais si l'on respecte la phonétique française (cf. les mots coing, long), on obtient pin-pon.
Pour ce qui est de la syntaxe, veillons à ne pas généraliser les superpositions : les liquide vaisselle, sachet fraîcheur, borne contrôle prix et autres espace accueil étudiants (« nous y'en a acueillir étudiants no problème »), que l'on trouve couramment dans la publicité, doivent être bannis de tout texte rejet franglais. Quant au Moi, mon cousin, sa belle-soeur, sa voiture, elle... sur le modèle de My cousin's sister-in-law's car...
Comme les milliers de mots français d'origine étrangère, les emprunts à l'anglais subissaient autrefois cette normalisation orthographique ou phonétique, tels dogue (XVe), bouledogue (XVIIIe). Paquebot est tiré (XVIIe) de packet-boat et se rend désormais en anglais dans son sens français par liner. Redingote est un emprunt (XVIIIe) à l'anglais riding coat, et se traduit aujourd'hui en anglais par fitted coat (redingote de femme) ou frock coat (redingote d'homme).
Les termes techniques empruntés à l'anglais de manière prétendument inévitable sont le plus souvent des composés formés de latin et de grec. Y a-t-il une raison qu'ils s'adaptent parfaitement à la phonétique anglaise et pas du tout à la française, contrairement à ce qui se passe depuis plusieurs siècles ? Ou bien ces termes sont tirés de l'anglais commun : ils sont alors transposables en français par le même terme correctement traduit (le français fourmille de mots techniques plus ou moins oubliés qui ne demandent qu'à resservir). Il est aussi étonnant de voir à quelle vitesse la moindre innovation anglaise est adoptée en France, alors même qu'il existe très souvent en belgique, au Québec... (dont les langues semblent moins valorisées que l'anglais) de jolis termes équivalents.
La prééminence linguistique de l'anglais suit le rôle économique des États-Unis ; réciproquement, l'on peut se demander si réussir à redonner de sa force internationale au français ne servirait pas l'économie française...
Les franglaisants se targuent de faire évoluer la langue ; ce sont bien plutôt ceux qui refusent de forger de nouveaux mots français ou d'en reprendre d'anciens dans de nouvelles acceptions, que ceux qui le souhaitent, qui menacent de figer le français.