Avertissement. Ce texte n'est que la réunion des notes prises par les uns et les autres durant la soirée, d'où la sécheresse du style et l'absence de liens logiques systématiques.
Dans quelle mesure le langage est-il indispensable à la pensée, au raisonnement?
Premièrement, le langage (ou un système symbolique apparenté) est apparemment indispensable à la communication de la pensée. Le problème est donc de savoir s'il est aussi indispensable à son élaboration.
Il est tout d'abord évident que l'on peut avoir du langage sans pensée : par exemple, la compréhension, c'est-à-dire l'assimilation d'une phrase, peut n'intervenir qu'après plusieurs lectures alors que la première lecture avait permis d'identifier tous les mots. Il y a donc dans la pensée quelque chose de plus que dans son expression verbale : les concepts.
Le débat porte essentiellement sur l'existence de "concepts" indépendants des mots. Il semblerait que les mots, les phrases évoquent des concepts (l'association dépendant bien sûr de l'expérience personnelle de chacun), un concept pouvant représenter un objet précis mais aussi un raisonnement ou un ensemble de relations. Les arguments se basent essentiellement sur des expériences cognitives personnelles, que l'on espère cependant universelles.
Par exemple, ceci peut se produire quand on pense à quelqu'un sans parvenir à retrouver son nom : l'idée que l'on a de la personne est pourtant parfaitement claire et peut ne pas s'appuyer sur une simple image ; on a alors pensée sans support linguistique.
Autre exemple : dans les rêves, il arrive que l'on sache se trouver dans certaines situations, avec certaines personnes, alors que les images apparaissant dans le rêve ne correspondent pas à cette situation, voire représentent une personne différente, et que cette situation ne soit pas décrite verbalement dans le rêve. Ou encore, quand l'on se remémore une idée subitement, on n'a pas le temps, durant ce "flash", de l'exprimer verbalement d'un bout à l'autre. Mais dans ces deux cas on a plutôt affaire à une sensation qu'à une véritable pensée. Les concepts semblent donc mêler d'une part des caractéristiques des sensations (insaisissable, intransmissible...), et d'autre part des caractéristiques des langages perçus comme formalismes (capacité de raisonnement).
Il semble pourtant que chaque pensée (ou plutôt chaque raisonnement, une sensation étant en général non verbalisée) soit indissociable d'un ou de mots : les mots viennent automatiquement à l'esprit. Mais ceci ne signifie pas qu'ils précèdent le raisonnement ou qu'ils lui soient indispensables : Ils peuvent venir en corollaire du raisonnement, par habitude, en tant qu'"habillage".
Il peut être possible de se débarrasser, au moins partiellement, de cet habillage (qui ralentit considérablement la pensée). Il arrive souvent, par exemple, qu'au milieu d'une phrase la fin nous en soit déjà entièrement connue (du point de vue de son contenu, pas forcément des termes précis à utiliser), et se prononcer la fin de cette phrase est alors inutile dans le raisonnement. Ici cependant, le concept associé à la fin de la phrase ne représente pas un raisonnement mais une idée isolée.
La base du raisonnement est la capacité à passer des hypothèses aux conclusions, d'utiliser le "donc". Ceci provient essentiellement de la notion de causalité. Cette notion semble acquise essentiellement par l'observation d'une corrélation systématique entre deux phénomènes ; et la capacitéd'observation de cette corrélation semble indépendante du langage. Il semble donc que l'expérience puisse créer des concepts indépendamment du langage (ou d'un autre système de signes). Mais ici, on peut se demander dans quelle mesure on a affaire à des raisonnements conscients ou à des réflexes conditionnés de type pavlovien, relevant d'une sorte d'association automatique.
Il semblerait donc que le langage soit nécessaire au développement du raisonnement ; les enfants ne sachant pas parler ne pouvant être le lieu que de sensations ou d'associations automatiques comme précédemment. Le langage est donc indispensable à l'apprentissage des raisonnements chez les enfants, mais ce caractère indispensable résulte du fait qu'il s'agit ici d'une communication entre l'adulte et l'enfant et que toute communication nécessite naturellement un langage. On peut alors se demander comment (dans quel ordre) le langage et le raisonnement sont apparus chez l'homme ; les animaux semblent doués de capacités de langage élémentaire (cris) et de raisonnement tout aussi élémentaire (associations automatiques) ; cette question est restée sans réponse.
Mais une fois les capacités de raisonnement développées, rien n'interdit de se débarrasser progressivement du langage : comme mentionné ci-dessus, on peut apprendre des implications causales par expérience sans formulation verbale, ou bien se forcer à ne pas terminer des phrases entamées par réflexe lorsque le sens en est déjà connu. Le langage serait donc indispensable à l'initiation du raisonnement ; mais il est possible de franchir l'étape fondamentale du raisonnement, le "donc", la déduction causale, sans langage.
Cependant un raisonnement n'est pas un chapelet d'implications se succédant linéairement ; il est aussi indispensable de mémoriser des conclusions intermédiaires, des hypothèses de travail, pour les réutiliser ensuite. Il est alors certain que les mots représentent alors une forme de stockage (d'indexation des concepts mémorisés) particulièrement efficace, car dépourvu (dans une certaine mesure) d'ambiguïtés et pouvant être rappelés à volonté sans grand effort de remémoration (et aussi communiqués, notés). L'accès aux idées mémorisées par d'autres voies, comme les images, odeurs (exemple littéraire classique...), sons évocateurs, est souvent plus délicate, et ces autres voies constituent elle-mêmes des formes de langage (ou plutôt de représentation d'une idée en des signes ne relevant pas de l'intellect, comme des signaux visuels). On peut alors se demander si une remémoration purement conceptuelle est possible : il est possible de se rappeler des idées anciennes par analogie uniquement conceptuelle, par exemple quand une idée en évoque une autre concernant le même objet. Mais dans il est nécessaire au départ d'avoir (par hasard?) en tête une idée ayant un point commun avec l'idée recherchée, ce qui est rare (même si cela se produit relativement souvent, naturellement, au cours d'un même raisonnement, qui ne concerne généralement qu'un seul objet). Cet argument joue aussi pour les mots et les autres modes de représentation des concepts (visuel etc), mais dans une moindre mesure, justement car, les signes choisis étant totalement arbitraires par rapport à l'idée représentée, ils deviennent plus maniables par la volonté, et plus objectivement (ceci vaut surtout pour les mots, la représentation des idées la plus efficace, et moins pour les autres modes de représentations tels que les images, justement car les images sont encore très proches du concept représenté et nécessitent donc pour être rappelées une certaine proximité de la pensée présente au départ avec le concept cherché).
Si le raisonnement apparaît donc relativement indépendant du langage, on peut se demander alors pourquoi les philosophes, par exemple, passent tant de temps à définir les mots : il s'agit avant tout d'une recherche, dans un but de communication, d'une certaine unification, homogénéisation des mots usités pour un même concept, ou des concepts cachés derrière un seul mot, chez des individus différents.
En conclusion, on peut donc dire que le langage est indispensable, outre à la communication, à l'apprentissage du raisonnement, qui peut ensuite s'en détacher largement pour avancer dans la réflexion mais s'en sert généralement comme d'une "balise" efficace dans la pensée. Il peut aussi, s'il est utilisé trop par habitude, agir comme un frein à la pensée.