On se propose ici d'apporter une réponse probabiliste aux trois petites questions suivantes :
(Thomas Bayes : mathématicien anglais 1702-1761).
On pourrait l'appeler "formule de probabilité des causes". C'est celle qui vous dit que votre alarme dérange presque toujours les voisins pour rien, ou encore que vous arrivez systématiquement dans un magasin au moment où la file d'attente est le plus longue.
Si les événements s'excluent mutuellement et recouvrent un univers donné,
connaissant les probabilités conditionnelles
de réalisation de l'événement B
sachant
et les probabilités
indépendamment de B, on peut calculer la
probabilité que sachant B, l'un des
soit réalisé :
Éventuellement, la somme sera remplacée par une intégrale dans le cas d'une variable continue.
Si donc la probabilité qu'une alarme se déclenche incongrûment durant
l'intervalle de temps dt est par exemple ,
celle qu'elle se déclenche en cas de vol est 1, et celle qu'il y ait un
vol durant l'intervalle dt est
, la
probabilité qu'un déclenchement de l'alarme soit effectivement dû à un vol est
Cette formule peut servir à évaluer les probabilités de causes a priori équiprobables sachant qu'un de leurs effets s'est produit.
Cette section reprend mathématiquement un raisonnement dû à l'astrophysicien Brandon Carter et développé par le philosophe canadien John Leslie (voir par exemple l'article de J.-P. Delahaye dans Pour la Science n°191, sept. 93).
On suppose ici que le nombre de naissances humaines par unité de temps
vaut avec t en années, ceci en l'absence de disparition de
l'humanité. On supposera de plus que l'humanité est apparue vers l'année
(ce qui, vu le nombre d'hommes à cette époque dans les modèles
envisagés, ne change pas fondamentalement le résultat). Dans ces
conditions, le nombre d'hommes ayant vécu sur terre jusqu'à l'année t
est
. Si l'humanité disparaît précocement
l'année
, le nombre total d'hommes ayant vécu sur terre est un
chouia moins que
. Le chouia moins
est dû au fait que la disparition n'est pas instantanée. En fait dans la
suite on aura besoin d'une minoration plutôt que d'une majoration ; on
peut pallier à cet inconvénient en appelant
l'année où pour la
première fois
est plus faible que ce que prévoit le modèle sans
disparition (on pourrait poser
où
avec
égal à 1 avant
et valant 0 après
la date
, et supposer que k est petit).
Dans ces conditions, on peut calculer la proportion d'hommes nés l'année
T [mettez ici votre année de naissance], c'est-à-dire la probabilité
qu'un homme choisi au hasard soit né en T. Si est la date de
disparition de l'humanité (éventuellement infinie), cette quantité vaut
sachant que les variations de n sont faibles durant l'année considérée.
Appliquez maintenant la formule de Bayes à vous-mêmes pour l'événement
"être né l'année T", selon la date de disparition de l'humanité. Ceci
revient à appliquer le principe anthropique : "un observateur a plus de
chances de se trouver là où les observateurs sont le plus probables" (à
noter que l'inventeur de l'expression "principe anthropique" n'est autre
que Brandon Carter, même s'il semblerait que l'usage ultérieur de ces
termes ait largement dépassé son idée initiale).
Les dates de disparition de l'humanité sont toutes a priori équiprobables (sauf celles antérieures à 1997). Sachant que
vous êtes né l'année T, la probabilité que l'humanité disparaisse
l'année (ou plus exactement la probabilité
instantanée de disparition entre
et
, ramenée à une année) est
On peut calculer le résultat pour différents modèles d'évolution de la
population. Prenons par exemple un modèle exponentiel avec un exposant de
l'ordre de 0.013/année, ce qui correspond aux données actuelles
(doublement de la population tous les 50 ans environ). Le coefficient
multiplicatif constant n'intervient pas dans le résultat final, et peut
donc être pris égal à 1. Alors et
ce qui donne 1,3% pour l'année
prochaine. Si on prend plutôt un modèle d'évolution de la population
sous la forme
, en négligeant les dates négatives, tous
calculs faits
(le fait que cette valeur puisse dépasser 1 pour
provient de
l'approximation de discrétisation, utilisée deux fois dans ce
raisonnement, qui consiste à dire que
). Pour un
exposant ajusté sur les données actuelles, aux environs de 11 (avec une
belle marge d'erreur), la probabilité est aux alentours de 0,5% pour
l'année prochaine. Il convient de rappeler que la non-nullité de la durée
de l'agonie entraîne une légère sous-évaluation des N calculés et donc de
ces probabilités.
Restent cependant les cas de divergence l'intégrale . Ceci ne se produit que si
ne croît pas trop vite
(dans le style
). Mais maintenant si n décroît (si
croît
moins vite que u), comme il est entier, il finira par atteindre 0 pour
une date
; alors, dans la formule de Bayes, on doit prendre
l'intégrale non plus jusqu'à l'infini mais jusqu'à
, puisque les dates
ultérieures sont a priori exclues, et l'intégrale retrouve une valeur
finie, donc la probabilité de disparition l'année prochaine reprend une
valeur non nulle. Nos descendants, sous peine de nous voir disparaître
avant l'heure (et donc eux avec nous), devront donc fixer leurs
naissances avec une grande précision (quoiqu'en fait, ils pourront
toujours laisser à la génération suivante le soin de rectifier le tir, et
ainsi jusqu'à l'infini s'ils ne disparaissent pas).
Un raisonnement de la même veine peut fournir une réfutation du
scepticisme. S'il y a exactement n êtres pensants dans l'univers, la
probabilité que l'un d'eux, choisi au hasard, soit moi est . Maintenant,
sachant que je suis moi, la probabilité que cela provienne du fait qu'il
n'existe que moi dans l'univers est, d'après la formule de Bayes, si on
considère qu'a priori toutes les possibilités sont équiprobables :
Cela signifie que la probabilité que je sois seul dans l'univers est
nulle. En fait ce raisonnement est faussé car il se base sur une densité
a priori uniforme sur ... ce qui est impossible. On peut lever cet
inconvénient en appelant N le nombre maximal d'êtres pensants que
l'univers peut accueillir, et en faisant l'hypothèse d'une répartition
uniforme entre 1 et N. Ceci permet de ne sommer que de 1 à N et donc
d'obtenir la valeur
qui vaut environ
si N est grand (ce qui est certainement le cas). On
estime qu'actuellement le nombre de particules dans l'univers observable
est environ
, ce qui limite N à cette valeur (et probablement
bien en deçà) et donc
ce qui donne une probabilité non
négligeable d'être seul. Je peux cependant me demander quelle valeur je
dois accorder aux estimations des physiciens si je crois qu'ils ne sont
que des images mentales.
Maintenant que j'y pense, les résultats de la section précédente
utilisaient une densité uniforme sur , ce qui n'est guère plus
possible que sur
. Pour éviter cela, il suffit de la même manière de
borner la durée de vie de notre civilisation (par exemple par la mort du
Soleil dans 5 milliards d'années, ou par la durée que mettra notre espèce
à muter en une autre). Vu les intégrales à prendre en compte, cela ne
doit pas beaucoup modifier les résultats numériques (et d'ailleurs plutôt
à la hausse) dans les cas exponentiel et polynomial, et cela restitue une
valeur non nulle à la probabilité dans les cas où celle-ci était nulle
(et dans ce cadre, d'ailleurs, le contre-argument du report du contrôle
sur la génération suivante ne tient plus puisque le temps est borné).
Appliquons strictement le même raisonnement à une situation légèrement
différente : sachant que nous sommes au moins n dans l'univers (les 5
milliards présents sur terre actuellement), combien d'extraterrestres y
a-t-il? S'il y a p êtres pensants dans l'univers, la probabilité que
n choisis au hasard soient précisément les n que je connais est
. La formule de Bayes donne alors, avec le même N que
précédemment (qui cette fois-ci ne tombe pas sous la critique de
l'inexistence des physiciens), que la probabilité que nous soyons seuls
dans l'univers est
On pourra opposer que les probabilités de choix "au hasard" des n êtres
pensants parmi p ne sont pas indépendantes et qu'on a tendance à
choisir des êtres pensants ayant dans l'univers une localisation
géographique relativement proche. Le doit donc être revu à la hausse,
ce qui augmente la probabilité d'existence des extraterrestres.
Je ne m'excuse pas auprès du lecteur des éventuelles nuits blanches occasionnées par la lecture de ces lignes, car c'est sciemment que je ne l'avais pas averti de ce risque en début d'article, afin de ne pas le dissuader de contribuer à l'avancement de la science.
Voici les grandes lignes d'une preuve de .
On commence d'abord par montrer (une récurrence marche) que
, ce
qui constitue une belle simplification dans la mesure où, ajoutant ces
quantités pour n variant de p à l'infini, on a des télescopages massifs
qui permettent de réduire l'expression
à disséquer à la valeur nettement
plus agréable
. Une partie de cette expression peut être calculée à
partir de la valeur d'une autre partie au rang précédent, ce qui donne
après moult calcul que cette expression vaut aussi
. Le premier terme se
simplifie immédiatement grâce à la formule du binôme. Le second nécessite
de séparer les cas pair et impair et d'utiliser des scissions puis
recoupements d'indices conjointement avec maintes propriétés des
coefficients binomiaux. Tout un programme.