Ce texte présente une compilation de critiques tout à fait classiques contre le libéralisme. On envisage d'abord l'aspect économique de la théorie ; on traite ensuite plus généralement la partie philosophique du libéralisme, qui s'appuie sur le respect des libertés individuelles.
On ne méconnaît pas les apports certains du libéralisme économique dans un grand nombre de cas. Il s'agit autant d'isoler les prérequis nécessaires à un bon fonctionnement du libéralisme que de critiquer celui-ci.
On ne prétend pas que ces problèmes soient insolubles. Néanmoins, leur résolution nécessite généralement des actions qui dépassent la poursuite de l'intérêt individuel immédiat (bien sûr, des associations et des institutions dont le but est de résoudre ces problèmes peuvent émerger dans un cadre libéral, tout comme l'État si décrié a émergé d'individus isolés).
Ces critiques n'ont rien d'original ; simplement elles ne doivent pas être méconnues ni sous-estimées.
Voir aussi Contre l'ultralibéralisme.
Très rapidement, les principes sont 1) que le schéma de l'offre et de la demande fournit un point d'équilibre par ajustement des prix, et 2) que la concurrence entre les entreprises fournit des prix égaux aux coûts, et qu'ainsi les entreprises respectent le point de fonctionnement donné par le schéma offre-demande.
Étudions rapidement l'ajustement par les prix, qui de manière générale fonctionne bien, comme en témoigne manifestement le nombre de produits qui arrivent à trouver des acheteurs à leur prix chaque jour.
Cependant, on n'a pas de bonne description théorique d'un mécanisme par lequel le prix d'équilibre est atteint, et les tâtonnements peuvent être coûteux en temps. On pourra répondre que les entreprises les plus aptes à intuiter un prix d'équilibre vont se répandre ; malheureusement il n'est pas sûr que cette capacité puisse être bien isolée ni surtout se transmette dans le temps au sein de l'entreprise, condition indispensable pour que la sélection opère (contrairement au cas d'une propriété tangible d'un produit ou d'un procédé de fabrication).
L'ajustement par les prix fonctionne cependant mal dans certains cas, en particulier sur le marché du travail. Cela n'est pas dû uniquement, comme on l'entend souvent, à des rigidités istitutionnelles ou à une réglementation trop stricte. La demande de travail est très inélastique au salaire proposé (presque tout le monde veut travailler pour vivre, au moins une personne dans chaque ménage), et la variable principale qui contrôle la demande de travail, à savoir la population, est irrémédiablement exogène. D'autre part, des rigidités importantes existent, car le coût d'un changement d'emploi est très élevé, tant pour l'emloyé : contrainte immédiate de solvabilité à cause du fait qu'il faut bien survivre jusqu'à ce qu'on retrouve un emploi, reconversion difficile vers un autre secteur, et aussi coût de la mobilité (déménagement, relogement, séparation d'avec le conjoint...), ce qui fait que peu de salariés vont changer d'entreprise pour gagner deux cents francs de plus par mois ; que pour l'employeur : recherche et formation d'un nouvel employé. Ces contraintes sont bien intrinsèques et non imposées par l'État. Au contraire, un État qui fournit des allocations chômage permet de réduire la contrainte de solvabilité, et donc d'augmenter la fluidité du marché.
Il convient surtout d'étudier les conditions sous lesquelles la concurrence fournit bien un fonctionnement optimal du point de vue du consommateur, c'est-à-dire des prix du marché égaux aux coûts de production. On peut le formuler comme suit :
« Parmi des individus, ou des entreprises, en assez grand nombre, disposant a priori de moyens similaires, qui fabriquent des produits selon différents procédés, si ces produits sont placés sur un marché de consommateurs ayant un accès égal aux différents produits, et informés sur ces produits, alors le meilleur mode de fabrication, ou le meilleur produit, l'emportera probablement à long terme ; les autres finiront par être éliminés. »
Avec toutes ces précautions oratoires, le résultat est naturel et personne ne le contestera. Examinons chacune des restrictions apportées, montrant qu'elle est indispendable et que sa réalisation présuppose souvent des institutions collectives.
On ne mentionnera pas le coût social des pauvres entreprises sondamnées à disparaître...
Par contre, il est évident, déjà, que le fonctionnement du marché, avec ses nécessités d'échange etc., a un coût (surtout en temps). À petite échelle, chaque agent économique ne peut évidemment pas passer tout son temps à commercer pour produire. Par conséquent, il peut être rentable de développer des circuits où les échanges ne respectent pas les lois du marchés, mais d'autres. Ces circuits sont usuellement appelés entreprises (quand les coûts d'échange entre deux services d'une entreprise deviennent comparables aux coûts d'acquisition des mêmes services sur le marché, l'entreprise doit éclater ; à l'inverse, on ne voit pas pourquoi dans certains cas l'échelle d'association optimale ne pourrait pas parfois être l'échelle d'un pays).
Comme dans tout phénomène réel, il y a des fluctuations et des exceptions, et on voit mal comment l'économie pourrait être sur ce point plus exacte que la physique ou la biologie. Qu'on pense aux phénomènes de mode, aux événements politiques, ou simplement aux sautes d'humeur des consommateurs (supposés parfaitement rationnels...), ou encore aux jugements sur le produit d'après la tête du vendeur.
Ces facteurs aléatoires conditionnent la validité de l'ensemble du processus. On isolera les points où ils sont plus particulièrement présents.
Donnons dès à présent un exemple : dans tout secteur où les rendements sont croissants (typiquement, dans toute industrie naissante), des flucuations aléatoires initiales seront inévitablement amplifiées par ces rendements croissants. Ainsi d'une campagne de publicité décorrélée de la qualité réelle du produit pour imposer le courant alternatif plutôt que le courant continu. Ou du clavier QWERTY, sous-optimal (conçu pour ralentir la frappe des machines à écrire qui s'emmêlaient les pinceaux), qui s'est imposé. Désormais, aucune sortie n'est possible ni du côté des fabricants de clavier (un fabricant déviant ne vendrait rien), ni des utilisateurs (une entreprise équipée par des claviers inhabituels devrait reformer tous ses secrétaires). La seule solution, quelque peu utopique, serait qu'une autorité impose au monde entier de changer de clavier. Si une superstructure douée d'un pouvoir de contrôle (au moins de conseil ?) avait fait remarquer dès le début qu'on s'engageait dans un chemin sous-optimal, cela aurait pu être évité.
Cette restriction est nécessaire pour plusieurs raisons. La plus simple est l'entente monopolistique ou oligopolistique illégale. Très souvent, en particulier dès qu'on rencontre des rendements croissants, un monopole émerge spontanément . Elle ne peut être évitée que par des lois favorisant la concurrence.
Par ailleurs, un nombre relativement grand d'entreprises est nécessaire pour assurer une variabilité importante du produit/procédé, la variabilité étant depuis Darwin le préalable indispensable à une sélection des meilleurs. Cela conditionne surtout la vitesse à laquelle l'optimum sera atteint. Cet effet sera surtout notable si le produit/procédé comporte un grand nombre de caractéristiques susceptibles d'être soumises à variation ; dans ce cas, si le nombre d'entreprises est faible, la sélection se fera sur un mélange de diverses caractéristiques pas forcément isolables, ce qui nécessitera un temps plus long pour tester les diverses combinaisons.
(On peut avancer un modèle simpliste : le temps nécessaire pour atteindre l'équilibre serait proportionnel nombre de caractériques optimisables du produit, divisé par le logarithme du nombre d'entreprises sur le marché, multiplié par le temps caractéristique moyen pour qu'un caractère unique meilleur qu'un autre soit sélectionné par le marché). Le cas limite d'une seule entreprise (qu'on suppose par ailleurs ne pas tirer avantage de sa position de monopole) se comporterait ainsi : l'entreprise devrait faire varier un à un chacune des caractéristiques du produit, à supposer qu'elle ait assez d'imagination, et observer l'effet. Cela serait très lent, et comme le temps n'est divisé que par le logarithme du nombre d'entreprises, un grand nombre d'entreprises est nécessaire pour le réduire significativement.)
Si de plus différentes caractéristiques optimisables du produit sont liées entre elles et non ajustables indépendamment, on tombe sur le problème classique des optima locaux, et en sortir (l'analogue d'une macromutation en biologie) nécessite une variabilité accrue.
On voit immédiatement le problème posé par la nécessité d'un grand nombre de concurrents : c'est parfois impossible à réaliser, pour des raisons physiques. Une ville ne peut pas contenir un nombre infini de librairies, et un pays ne peut pas compter un grand nombre de réseaux différents de télécommunication, de distribution d'eau ou d'électricité, de transports. Outre le simple problème de l'espace nécessaire sur la voirie, dans ces cas peuvent se poser des casse-tête de compatibilité entre les produits de différentes entreprises (la rivalité entre les différentes compagnies de transports publics en France au début du XXe siècle a encore des conséquences sur le réseau) alors que des standards seraient souhaitables (ces standards se développent en effet, mais souvent par l'apparition d'un monopole). On peut alors proposer un système où le propriétaire de l'infrastructure se voit interdire (antilibéralement) d'utiliser directement son bien, et doit en louer l'usage à différents exploitants en concurrence ; mais dans ce système, le propriétaire favorisera naturellement l'exploitant qui paie le plus, et il y aura donc une incitation à la hausse des prix, en dépit de la concurrence. Et même quand il ne s'agit pas d'une impossibilité physique définitive d'installer un grand nombre d'infrastructures concurrentes, la multiplicité des entreprises a un coût global non négligeable.
« Égalité des chances. » C'est évident. Si la qualité/quantité finale du produit dépend d'une combinaison des moyens initiaux dont dispose le fabrication et de la qualité (ingéniosité, originalité...) du procédé de fabrication/du type de produit, la sélection du meilleur procédé/produit ne peut se faire que si les moyens initiaux sont identiques. Une entreprise qui se voit initialement et arbitrairement créditer d'une certaine somme, sans avoir à la rembourser plus tard, prend un meilleur départ que ses concurrents.
La dotation initiale en capital, nécessaire, peut bien entendu être obtenue par l'emprunt (si celui-ci est accordé de manière non discriminatoire). Mais un individu ou une entreprise déjà dotée a un avantage certain. Ce raisonnement conduirait à la nécessité de supprimer l'héritage parents/enfants, ou au moins d'en diminuer l'importance. De manière générale, si l'on veut que « le marché » sélectionne les gens selon leurs capacités, il faut supprimer tout facteur antérieur dû à des circonstances historiques indépendantes de ces capacités, ou aléatoire. En particulier, lors de l'instauration d'un système libéral, il est nécessaire de procéder à une nouvelle répartition des richesses héritées de l'ancien régime (si on suppose que cette répartition d'ancien régime était issue de circonstances historiques remontant à la nuit des temps, en tout cas probablement non pertinentes du point de vue des capacités des individus). Ces propositions, théoriquement nécessaires, sont d'application pour le moins délicate.
Enfin, les moyens égaux impliquent aussi un égal accès aux différentes possibilités de la vie économique (c'est simplement l'égalité devant la loi, ou l'absence de discrimination), et à la formation. Deux domaines qui doivent donc être garantis, pour le premier par une institution judiciaire (ce que personne ne conteste), pour le second par un système éducatif accessible.
Plus la variabilité de ces procédés sera importante, plus la convergence vers l'optimum sera rapide. Les moyens d'augmenter cette variabilité sont évidemment le nombre de concurrents, mais aussi leur niveau de formation, laquelle formation devrait, dans tous les domaines, privilégier la créativité. Cela n'influe que sur la vitesse à laquelle l'optimum est atteint, pas sur le fait qu'il finisse par l'être, du moins si la variabilité n'est pas nulle (mais on observe parfois de curieux phénomènes de conservatisme, même sur des marchés concurrentiels ; par manque d'originalité ? Par peur du changement chez les clients ?).
Mais un certain domaine peut conditionner non pas seulement la vitesse à laquelle l'optimum est atteint, mais surtout la possibilité d'atteindre cet optimum. Un optimum peut dépendre d'un progrès scientifique en recherche fondamentale. Le problème est que : premièrement, la recherche fondamentale ne produit souvent ses résultats qu'au bout de nombreuses années voire décennies (sinon siècles ?), et donc une entreprise qiu la mènerait pourrait bien ne jamais en voir le bénéfice ; deuxièmement, ce progrès scientifique a souvent des retombées très larges et non contrôlables (cas des algorithmes informatiques), que son élaboration nécessite publication, et donc que bien souvent la percée sera offerte à la concurrence en même temps qu'à l'éventuelle entreprise ayant financé la recherche ; et que souvent, de plus, un progrès scientifique n'est pas clairement attribuable à une unique personne, et qu'on ne peut donc pas s'attendre à voir des rétributions pour un progrès scientifique financé par une entreprise. De tels facteurs, cruciaux à long terme (le progrès technique est, avec la croissance de la population, la seule explication de la croissance), mais qui n'offrent aucun avantage à celui qui les mène à court terme, ne peuvent être pris en charge que par une institution publique (sans en appeler à d'improbables mécènes au grand coeur, ou entreprises soucieuses de leur image : qui parmi les consommateurs connaît le budget que chaque entreprise consacre à la recherche ?).
C'est un point très délicat. Le choix du meilleur produit, comme toute sélection (cf. biologie) se fait en deux temps : la variation initiale, qui produit différentes combinaisons, et la sélections parmi ces variations. Si le libéralisme est très efficace pour obtenir la variation (entreprises multiples, libres...), en revanche la phase de sélection doit être le moins biaisée possible. Si certains produits sont arbitrairement favorisés par le marché, alors les concommateurs ne sélectionneront pas automatiquement le meilleur produit.
Or le postulat d'égal accès est rarement justifié. Évidemment, la localisation géographique de certains services (restaurants...) fait que les clients vont plus volontiers près de chez eux que loin. Mais on peut dans ce cas considérer que le fait d'avoir pensé à implanter un restaurant dans une zone qui en manquait fait simplement partie de la « qualité » du produit, et que cela ne va pas trop biaiser la sélection.
Pour des produits qui ne sont pas géographiquement localisés, l'égal accès des clients aux différents produits signifie que les différentes entreprises doivent avoir un égal accès aux réseaux de commercialisation et de distribution. Un aspect simple est qu'il ne doit pas y avoir de discrimination juridique pour un motif quelconque (nationalité de l'entreprise, par exemple). Mais la protection juridique, par exemple, fait partie de la manière dont une entreprise défend ses produits sur le marché. Si une petite entreprise fabrique un produit performant, mais qu'elle n'a pas les moyens de défendre juridiquement ses brevets, elle risque de perdre des procès et le droit de fabriquer son produit (ou, parfois plus simplement, de se faire racheter par son concurrent plus puissant). Cela signifie qu'idéalement, toutes les entreprises devraient avoir un accès égal à la protection juridique. De la même manière, les campagnes de publicité sont souvent indépendantes de la qualité du produit, et il est évident que les grosses entreprises, ayant déjà une image, sont favorisées lors du lancement d'un nouveau produit, ce qui implique que les consommateurs, dans ces conditions, ne sélectionneront pas forcément le meilleur produit. Ceci s'apparente aussi à des rendements croissants, tendant à former des monopoles. Ces problèmes semblent difficiles à résoudre (on ne peut pas attribuer d'office un avocat et un temps de publicité à chaque entreprise). J'ai proposé ailleurs un système qui permettrait de résoudre ces problèmes, sans aucune administration supplémentaire et sans restreindre aucunement le nombre de degrés de liberté de l'économie.
L'égal accès suppose aussi qu'il n'y a pas trop d'ententes anticoncurrentielles entre les circuits de distribution et certains producteurs. (On peut retourner l'argument libéral habituel : tu n'as qu'à fonder ton propre circuit de distribution, ou ta propre entreprise si tu n'es pas content, mais c'est irréaliste premièrement parce que justement, dans le cas de la distribution, l'image compte et qu'il est difficile de repartir de rien, et que deuxièmement, de manière plus générale, les acteurs économiques ne peuvent pas passer tout leur temps à refonder des entreprises dont les services sont insatisfaisants.)
On pourrait répondre que les grandes entreprises sont grandes parce qu'elles ont réussi dans le passé, et que par conséquent les produits qu'elles développent sont susceptibles d'être de meilleure qualité, qu'il est donc plus efficace qu'ils soient mieux distribués et connus des consommateurs. Mais cet argument peut être retourné : la réussite passée d'une entreprise peut êôre un gage de sa réussite future (si on considère que son personnel reste aussi intelligent et aussi inventif), mais cela peut être aussi un signe de sclérose de la part d'une entreprise travaillant dans une branche déjà dépassée, ou ayant eu une bonne idée mais pas forcément susceptibles d'en produire une deuxième (« place aux jeunes »). On ne peut donc pas conclure a priori par un argument de ce type, qui fonctionne dans les deux sens.
Des mesures favorisant l'égalité d'accès aux marchés font donc partie d'un libéralisme bien ccompris.
On n'achète le meilleur produit que si on peut savoir quel est le meilleur. Cela se fait usuellement en testant successivement tous les produits concurrents, et en se tenant au meilleur ensuite. Ce mécanisme d'essais-erreurs a bien évidemment un coût (en temps ou en argent), qui est intrinsèque à ce système de fonctionnement. Une autre possibilité est de se renseigner auprès d'amis, d'associations (ce qui a aussi un coût).
Mais il est parfois impossible de mettre en oeuvre un tel mécanisme. Le nombre de tests possibles peut être par nature limité. C'est le cas des produits rarement renouvelés (mobilier par exemple, mais dans ce cas l'accès à l'information sur la qualité du produit est satisfaisant ; mais ceci est souvent faux, par exemple, en ce qui concerne la recherche d'un logement, où les qualités et défauts apparaissent souvent au bout d'un tempos assez long, ce qui explique le développement d'une réglementation restrictive concernant la vente de biens immobiliers), ou très chers. C'est aussi le cas des produits qu'on ne teste qu'une seule fois (par exemple, un restaurant dans une ville inconnue - le guide du Routard est une solution libérale à ce problème, mais il ne commente évidemment pas tous les restaurants).
D'autre part, si les produits se renouvellent plus rapidement que les consommateurs ne peuvent les tester, le résultat n'est pas certain. Les publicistes ont bien compris cela, qui affublent sans cesse les emballages d'un « nouvelle formule » ou autre « recette améliorée », dont malheureusement beaucoup de clients tiennent compte.
Précisément, la sélection ne peut marcher que si les clients sont suffisamment rationnels pour ne pas se laisser influencer par ces manoeuvres. Le fait d'avoir des consommateurs relativement éduqués (assez pour monter des entreprises, sélectionner les produits sans se faire berner, monter des associations de défense de leurs intérêts etc.) apparaît une fois de plus comme un préalable indispensable au bon fonctionnement d'un système libéral, d'où l'importance d'une éducation accessible (de manière générale, tout système politique aura tendance à fonctionner mieux si les individus sont plus intelligents).
Une caractéristique des produits sur lesquels les clients peuvent difficilement être informés est leur durée de vie. Quel que soit l'état du marché, un constructeur qui réduirait cette durée serait avantagé (le temps que les clients s'en rendent compte, si le produit est peu renouvelé, sera long, et les autres constructeurs en auront fait autant).
Personne ne remet en question le fait que la liberté individuelle n'a pas d'autres limites que celles découlant de la liberté d'autrui et que par conséquent, chacun est libre de diriger ses affaires personnelles sans subir de pression de la part d'un autre individu ou d'une institution.
Cependant, il faut bien reconnaître que ce domaine est assez restreint, et que la plupart des activités que l'on prétendrait conduire librement ont des conséquences sur d'autres que nous. Ne serait-ce que le droit d'utiliser l'air ne découle pas immédiatement de tels principes, puisque les problèmes de pollution démontrent que l'air est une ressource collective qui n'est pas illimitée et que son usage par certains limite son usage par d'autres.
Le droit d'occuper un espace dans la rue (et d'en priver quelqu'un d'autre) ne peut découler que d'une convention sociale. Pour les piétons cette convention est tacite, peu de problèmes se posant ; mais le cas du stationnement des véhicules ne peut pas être réglé par de simples considérations de liberté individuelle, et nécessite un règlement social (qui, de fait, existe). De la même manière, le droit d'occuper l'espace sonore ne relève pas de la liberté individuelle, comme le montrent les nombreux problèmes de bruits de voisinage.
Autre exemple : un spéculateur, sous prétexte d'user librement des capitaux qu'il possède, a-t-il le droit de faire s'effondrer un pays (cf. la crise mexicaine) ? Il a beau être propriétaire de ses capitaux, leur retrait a des conséquences énormes qui doivent être prises en compte. On pourrait répondre que le pays n'était pas forcé d'accepter ces capitaux au départ, mais 1) ce n'est pas une organisation centralisée dans ce pays qui a accepté ces capitaux ; 2) le passé ne change pas grand-chose au fait de savoir si oui ou non, l'acte de retirer ces capitaux maintenant va faire sombrer un pays dans la pauvreté. Dans de tels cas, le libre usage des capitaux dont on est propriétaire dépasse clairement le fait de faire simplement ce qui n'a pas de conséquence sur les autres. Ce droit n'est pas une conséquence automatique des principes libéraux (bien que cela soit quand même souvent le cas), et devrait donc être exclu d'un libéralisme bien compris.
Le champ d'application des principes libéraux est donc en fait assez restreint (et il est amusant de voir que celui où il se manifeste le plus nettement, à savoir la conduite de la vie privée, est, de fait, rarement toléré par les tenants du libéralisme économique, qui sont souvent socialement conservateurs). On ne sait pas que penser exactement de la situation suivante : si l'une de mes actions gêne quelqu'un, alors les principes libéraux ne m'autorisent pas automatiquement à l'accomplir et un accord est nécessaire ; mais qu'en est-il du cas où l'action en question n'a aucune conséquence physique sur l'autre, mais simplement une conséquence psychologique (il n'aime pas voir qqun faire telle chose près de lui) ? On peut tout à fait imaginer des intermédiaires entre une situation relevant clairement de la liberté individuelle et une situation où le dommage à autrui est indéniable. Un cas extrême est celui où qqun n'aime pas imaginer que je fais chez moi, loin de lui, qqch qui ne lui plaît pas ; auquel cas l'on peut quand même considérer que cette action relève de ma liberté individuelle (bien que par la tolérance ne soit pas toujours de mise, par exemple dans le domaine religieux ou différents domaines des moeurs). Une autre situation serait celle où une action en un lieu public dérange quelqu'un simplement par la vue, mais sans aucune conséquence physique (ni même sans aucune nécessité pour que cette personne regarde dans ma direction) ; c'est le cas pour beaucoup de traits comportementaux, dont certains sont punis par la loi. On peut encore supposer que je fais une action qui gêne qqun, sans que cette personne puisse facilement se soustraire à cette gêne (contrairement au cas où la gêne était visuelle), mais sans qu'il y ait de conséquences physiques : c'est le cas des bruits excessifs. Il y a aussi des cas où la conséquence sur les autres est très indirecte et ne peut être attribuée spécifiquement à aucun agent : c'est le cas de la majeure partie de la pollution, et les problèmes de surpopulation ou de sous-population en relèvent également. Toutes ces situations sont infiniment plus courantes que les situations où j'agis sur moi seul ; or toutes ces situations nécessitent une superstructure (concernant au moins deux individus) et des lois qui restreignent l'usage que je peux faire de mes biens, même si j'en suis propriétaire, si cet usage franchit les frontières de ce qui m'appartient.
Toutes ces situations nécessitent des accords, des « choix de société », qui ne peuvent être faits que par une institution représentant tout le monde (une fois choisies, ces restrictions doivent être imposées à tous).
Un exemple particulièrement important d'action qui peut pénaliser un autre individu est constitué par toutes les actions ayant des conséquences à long terme, qui conditionnent la vie des habitants de la planète à venir, ou encore la survie d'une entreprise sur plusieurs siècles, etc. Or, on voit mal comment des individus recherchant leur intérêt personnel pourraient en aucun cas prendre en compte la situation de ce qu'ils gèrent (planète, entreprise) longtemps après leur mort. Les problèmes écologiques montrent expérimentalement que l'on ne se soucie pas tant que cela du sort de ses arrière-petits-enfants ; l'altruisme intergénérationnel souvent évoqué pour résoudre ce problème n'est donc pas si répandu. Sans parler du cas des dirigeants d'une entreprise, pour qui cet altruisme intergénérationnel est encore à pondérer par la probabilité que leurs enfants possèdent des actions dans la même entreprise qu'eux...
Pour ces raisons évidentes, la recherche du bonheur individuel ne peut pas (du moins pas systématiquement) prendre en compte les situations dont l'horizon temporel dépasse celui de la mort d'un individu. Cela ne préoccupera pas outre-mesure un libéral qui ne reconnaît aucune notion d'intérêt collectif, mais si une telle notion a un sens, alors une superstructure est nécessaire pour que ces intérêts qui ne relèvent de personne (de personne d'actuellement vivant) soient pris en compte. De plus, ces superstructures doivent avoir un pouvoir de contrainte, et non pas être des associations à adhésion facultative, parce que chacun aurait alors intérêt à laisser ces tâches aux autres. Elles doivent être 1) contraignantes et 2) envelopper toutes les personnes concernées [toutes les personnes liées à une entreprise pour sa survie à long terme, toute la population pour l'utilisation des ressources naturelles].
Le libéralisme postule naturellement que chaque individu est parfaitement responsable. Sans remettre en cause le libre-arbitre (auquel cas la discussion n'aurait plus grand-sens), on sait cependant qu'il y a des situations où un être humain normal peut agir de manière irresponsable : par exemple, en cas de détresse psychologique (cas fréquents de suicide, d'alcoolisme...), ou bien simplement du fait d'une mésinformation, auquel cas, bien que l'individu pense agir correctement, son libre-arbitre est de fait bafoué par une méconnaissance (imposée ?) de la situation. Dans tous les cas où la responsabilité individuelle peut être remise à question, les principes libéraux ne sont plus automatiquement applicables. Ceci peut justifier que certains actes, qui ne nuisent à personne d'autre qu'à la personne qui les commet, puissent être interdits, si le libre-arbitre de cette personne peut être remis en question (dans des cas évidemment limités). Dans le même ordre d'idées, le libéralisme postule que les consommateurs ont un comportement intelligent (recherche de l'information sur ces produits, tests de différents produits). Or, si le libéralisme explique assez bien comment les entreprises fabriquant de meilleurs produits éliminent les autres, on voit mal comment le comportement d'un consommateur intelligent supplanterait, dans le public, un autre comportement. Un consommateur qui ne teste pas les différents produits s'en trouve sans doute plus mal, mais cela ne va pas dire qu'il va disparaître ou qu'il va moins transmettre ses habitudes de consommation. On peut répondre que ce consommateur n'a pas envie de tester les différents produits et fait donc bien ce qui lui plaît, mais à cette aune-là on justifie absolument n'importe quel comportement.
Pour que le libéralisme économique fonctionne, il est nécessaire que toutes les structures d'un marché (structures de communication, tant des marchandises que de l'information, en particulier, le courrier qui transporte les contrats...) soient mises en place (ceci s'ajoutant bien sûr aux conditions générales de développement d'un marché comme la paix, la garantie des contrats, la sécurité...). Or, ces structures de communication, les structures du commerce en somme, ne peuvent être laissées à un marché, car tout acteur économique a des intérêts dans l'économie, et par conséquent risque de biaiser la structure en sa faveur (si vous produisez de meilleurs gâteaux que votre concurrent, mais que c'est lui qui possède les routes de transport des gâteaux et instaure un péage discriminatoire, ou bien possède les emplacements publicitaires, les conditions d'un marché honnête ne sont pas réunies).
Les structures qui permettent à un marché de se réaliser ne doivent pas elles-mêmes être réalisées par un marché suivant des intérêts individuels. Ce qui n'empêche pas, bien sûr, une fois le choix de développement fait par une superstructure, de confier la réalisation partique à des opérateurs privés par un appel d'offres. Une autre possibilité est d'édicter des règlements imposant une certaine indépendance à quelques activités (c'est le cas pour l'assurance, et cela devrait s'appliquer aux media dans une certaine mesure).
Une autre situation doit forcément procéder d'une action contraignante d'une superstructure sur les individus : la situation où chaque individu souhaite que tous les autres fassent un certain sacrifice pour un bien communautaire, alors que lui-même aimerait éviter ce sacrifice. Cela peut relever directement de l'intérêt de chacun, par exemple la vaccination, qui est légèrement dangereuse pour chaque individu, bien que chacun ait personnellement intérêt à ce que son environnement soit vacciné.
Un autre exemple serait celui de dépenses en vue d'un bien dont tout le monde profite, mais que chacun souhaiterait voir financé par les autres. L'éclairage public est l'exemple classique.
Mais de manière plus abstraite, tout but choisi (démocratiquement) par la collectivité, par exemple le fait de considérer que chaque citoyen doit posséder une culture générale, qu'il passera du temps à acquérir alors qu'il aurait mieux à faire, doit être réalisé par une collectivité, et doit être sinon imposé (scolarité obligatoire), du moins indirectement favorisé (subvention des musées, écoles de musique, clubs de sport...). Même s'il s'agit de buts que chacun reconnaît comme louables (donc relevant de la volonté individuelle et du cadre libéral), la charité ne suffit pas toujours à les réaliser, sachant que chacun espère que le voisin se chargera de payer pour deux. presque paradoxalement, une superstructure est donc nécessaire pour obliger les gens à faire une certaine chose que chacun voudrait que tous les autres fassent.
Dans tous ces cas, on voit mal comment l'action dans le sens de l'intérêt de chacun aboutirait à ces réalisations, qui pourtant résultent justement de la convergence des intérêts individuels. On pourra répondre que se créeront des associations pour ces réalisations... c'est justement ce qui se passe avec l'État (et le fait qu'il force à payer est nécessaire, sinon personne ne paierait pour un but que tout le monde souhaiterait que les autres financent spontanément).
Le libéralisme, soit récuse une notion telle que l'intérêt collectif, soit cherche à montrer que l'intérêt collectif va émerger de la conjonction des intérêts individuels. Si l'on refuse en effet toute action qui aurait la moindre conséquence sur un autre, y compris dans les cas mentionnés ci-dessus, alors en effet la notion d'intérêt collectif n'a guère de sens (ou se résume aux intérêts individuels), mais on a vu que cela aboutit à interdire quasiment toute action. Sinon, on est bien obligé, pour définir les règles de vie communes, d'en appeler à une notion vague ressemblant au « bien moyen de la communauté ».
Peut-on vraiment se passer d'une notion d'intérêt collectif ? Le principal mérite du libéralisme est de décrire (sous certaines hypothèses) un point de fonctionnement possible pour l'économie, un point où les marchés sont à peu près en équilibre. Mais, de toute façon, tout système physique a bien un point de fonctionnement, d'une manière ou d'une autre. Un système (« loi du plus fort ») qui n'imposerait aucune contrainte tournerait, et aboutirait bien à une certaine situation. On doit donc, si l'on veut se différencier de cela, se poser une ordre de préférence sur les diverses situations possibles. Dire que les situations où chacun est libre de faire ce qui ne gêne personne revient à poser un tel ordre, mais on a vu que s'il est strictement appliqué, son champ de discernement est assez restreint, et que la plupart des situations ne peuvent pas être jugées suivant ce critère.
Même en considérant la maximisation de chaque intérêt individuel comme un but, on sait très bien (nombreux exemples en théorie de l'évolution ou en théorie des jeux) que l'indépendance des acteurs aboutit très souvent à des optima locaux, où chacun est perdant s'il dévie seul, mais où si plusieurs dévient ensemble, tous sont gagnants (cf. le clavier QWERTY, inefficace). De même, la publicité représente une charge pour tous (sauf pour les publicistes), mais la première entreprise qui la supprimerai perdrait des parts de marché (il n'est évidemment pas question de la publicité pour des nouveaux produits, trop souvent brandie comme justification alors qu'elle est minoritaire, mais plutôt des publicités pour les lessives - il est vrai, beaucoup de publicité tentent de convaincre que le produit qu'elles louent est nouveau, à coup de changement de présentation et de « nouvelle recette »). Certains phénomènes de mode artificiellement lancés par une entreprise pour attirer momentanément l'attention des consommateurs s'apparentent aussi à des optima locaux, dans la mesure où toutes les autres entreprises sont obligées de suivre, de manière coûteuse, sous peine de perdre du terrain, mais où globalement, toutes les entreprises, et dans une moindre mesure les consommateurs (qui ne gagnent rien dans l'affaire, avec des différenciations sociales stupides sur ceux qui sont « à la mode » ou pas) ont à perdre.
Dans de tels cas, on doit en appeler à des institutions collectives qui devraient avoir un pouvoir de conseil fortement incitatif (on ne peut pas raisonnablement s'attendre à la constitution d'une association comprenant tous les utilisateurs d'ordinateurs dont le but serait la suppression multilatérale du clavier QWERTY), par exemple en limitant la publicité qui sinon se démultiplierait dans une surenchère interminable. La sortie d'un optimum local nécessite une superstructure capable de contraindre tous les acteurs à changer, sachant qu'aucun ne veut changer s'il n'est pas sûr que les autres changeront avec lui, mais que tous ont à y gagner.
Tous ces cas où une superstructure est nécessaire expliquent peut-être pourquoi des sociétés respectueuses des droits individuels ont pourtant régulièrement et spontanément (on serait tenté de dire « libéralement » ?) développé des États, souvent vilipendés par les libéraux...