Nouvelle écrite à l'occasion d'un concours de nouvelles à l'École normale supérieure en 2003. La contrainte était : « La nouvelle doit commencer par la mort d'un personnage. Et doit se terminer par la mort d'un personnage. Le même. »
Aujourd'hui, alors que mon esprit s'effrite, j'ai décidé de consigner quelques moments de ma vie. Y manquent, bien sûr, les seize prochaines années, pas les plus glorieuses.
Je meurs il y a soixante-douze ans.
Passons mon réveil peu envieux sur une table d'opération. Ma congestion cérébrale disparue, je gagne ma maison et prends connaissance de tous les documents qu'elle contient, témoignages bienvenus de mon avenir.
Plus que tout, j'y trouve des photos de ma femme, bien jolie ma foi, dont tout semble parler ici. Mais j'ignore quand j'aurai la chance de la voir me rejoindre de sa tombe. Je passerais pour fou si j'allais le demander à l'état-civil. Je me résigne à l'attendre en tuant ma solitude.
Après plusieurs années tranquilles j'apprends enfin la date de son arrivée, par hasard, quand on me demande d'une voix gênée si l'enterrement s'est bien déroulé la veille. J'ai dû avoir l'air étonné, vaguement joyeux : impatient de découvrir le caractère de ma femme, les photos le laissant peu entrevoir. Il est écrit qu'elle doit m'aimer.
Le lendemain, déjà, un journaliste s'était présenté à moi pour écrire ma biographie, et avait fait une discrète allusion (sans doute pour ne pas me peiner) à une disparition récente ; je n'avais qu'à moitié compris, n'osant trop espérer. (Cet indésirable voulait obtenir sur ma vie des renseignements complétant les articles des journaux. Je l'ai renvoyé.)
La veille donc, il faut que j'aille au cimetière. La suite s'y passe pour le mieux : elle est morte sereine, gagnée sans doute par ma propre sérénité d'homme voyant mourir une compagne qui sera chaque jour plus jeune, plus belle. Nous allons vivre heureux et avons déjà beaucoup d'enfants.
La vie s'écoule, vieillesse se passe. Je suis, semble-t-il, connu du peuple pour ma contribution si courageuse au contre-coup d'État du Treize Juillet. J'ai lu avec avidité des dizaines de relations, par des journalistes et historiens, de cet événement, qui apparemment donne sens à ma vie publique, et peut-être à ma vie tout court (pas plus qu'aux autres Elle ne m'a révélé pourquoi Elle m'envoyait). Le moment venu, je pense être assez informé et prêt à tenir mon rôle. Cela ne sera pas dur puisque, grâce aux journaux, je sais bien ce qui va se passer.
Le plus dur est, bien sûr, la suite : si j'ai commencé ma vie avec les honneurs tranquilles des héros du peuple, jusqu'au Treize Juillet, il me faut depuis soigneusement tout mettre en place pour m'être trouvé près du Palais au bon moment; mon comportement ce matin-là avec ma femme est peut-être l'acte le plus virtuose de ma vie de faiseur de cohérence. En chemin, après, j'avais mille fois failli être retardé, et ma femme a payé (sans le savoir) pour toutes ces compensations.
J'ai réussi jusqu'ici. Mais la tâche est plus dure tous les jours. Je deviens plus inconstant, volage. Ma capacité technique à appréhender la causalité, heureusement, demeure intacte pour le moment. Mais mes maîtres à l'École d'artillerie (où j'ai acquis l'entraînement pour le contre-coup d'État) trouvent le garçon que je deviens de plus en plus turbulent.
Un jour, il y a quatre ans, ma femme me dit souriante : « cela ne fait qu'un mois que nous nous connaissons, pourtant j'ai l'impression que nous sommes ensemble depuis si longtemps... » C'était aussi mon impression. Par là, j'appris le jour précis où je la perdrais.
Sur le coup, elle était évidemment radieuse et me murmurait des mots d'amour. Je pleurais et elle, croyait que c'était de bonheur. Je l'ai vue s'éloigner et m'oublier ; avec l'émotivité irrépressible qui caractérise désormais ma jeunesse, et à laquelle je n'arrive pas à me faire, j'ai failli tout abandonner. C'est dur, une séparation à vingt ans.
J'en ai seize maintenant. Ma raison se corrompt, mon sérieux se dissipe. J'ai vécu cultivé, aimant tous les arts ou presque. Aujourd'hui, devant un tableau recherché, il m'arrive d'entendre une moquerie bête sortir de ma bouche et, pire, de la ressentir. Je suis désormais gagné par la perplexité devant les plus belles oeuvres de la littérature. Ce que j'aimais de la vie s'efface devant des goûts simples, immédiats, et des amusements futiles dont je ne peux pas me passer. Plus frêle chaque année, les centimètres perdus ne se comptent déjà plus sur les doigts des deux mains, et ma voix nasillarde d'adolescent m'insupporte à chaque instant. J'ai eu si honte d'aller m'installer chez mes parents ; pourtant, n'ayant plus la maturité nécessaire, je ne peux pas faire autrement.
Chaque jour je perds un peu plus la conscience de ma tâche. Tout n'est pas encore en place pour ma vie, mais j'ai bon espoir de terminer. Sinon, je serai frappé de Contradiction. Mais, incontinent, plus ça va moins j'y pense sérieusement.
J'étais un homme posé, respecté pour sa sagesse (il n'était pas dur pour moi de prodiguer de bons conseils) et son tempérament raisonnable. Je joue, cours, m'énerve et ris, suis soumis à mes désirs. Je suis si ridicule.
Celui que, fier, j'ai aimé être, je meurs petit à petit dans l'incurie de l'enfance.
Ce texte, le premier que j'ai trouvé en arrivant chez moi après ma mort, m'a accompagné depuis, et souvent aidé. Mon crayon s'apprête à en effacer les lignes une à une, par la fin.